5 - VIVRE À SINGAPOUR 1988-1988

Publié le par Sandrine Arlaud

La vie au quotidien et les indispensables

LES VOISINES

Pince à bambou, Zheng Gu Shui, Baume du Tigre

Dès notre arrivée, je fais la connaissance des voisines, les épouses des enseignants. Kumari me recommande d’acheter les mêmes produits ménagers et les mêmes ustensiles de cuisine que les siens. Sur ses conseils, j’achète des pinces à linge à bambou. C’est quoi ?! Une pince à l’ouverture suffisamment large pour attacher le linge mouillé sur les bambous fixés aux murs de la loggia du premier étage. On peut aussi déloger les bambous, y enfiler les T-shirts, les robes, les chemises par les manches et reloger les bambous à leur place. Quinze ans plus tard, mon neveu de 16 ans, montrant mes pinces à linge à bambou à des copains, s’exclamera : Je n’ai jamais vu nulle part ailleurs que chez ma tante des pinces à linge pareilles ! Kumari a deux très jeunes enfants qui ne lui permettront pas de me suivre dans mon exploration de l’île. Elle et son mari ont fui la guerre au Sri Lanka. Une guerre sans fin. Je vais souvent chez Kumari, elle me raconte avec nostalgie son Sri Lanka devant le plat de son pays qu’elle nous a cuisiné. Comme le fera, trente ans plus tard, Jelina qui a fui le Sri Lanka toujours en guerre, à qui j’enseignerai le français dans le cadre de mon travail humanitaire en ONG.

Janet, dès le premier jour, m’apporte sa bouilloire et insiste pour que je la garde, alors que j’en ai une et me recommande vivement de m’acheter un cuiseur de riz japonais. Je l’ai toujours et il marche encore après 35 ans de service ! Elle me conseille l’utilisation sans limite du Zheng Gu Shui (lotion analgésique en cas de contusions) et du Baume du Tigre (onguent soulageant, entre autres, maux de tête et piqûres de moustiques). Je les utilise toujours. Mariée, Janet a deux enfants elle aussi. Chinois, ils viennent d’Australie. Janet a beaucoup plus de liberté. Une fois les enfants ramassés par le School Bus, nous partons ensemble à l’assaut de la ville. Janet m’emmènera dans tous les endroits possibles où on peut encore trouver l’authenticité de la ville chinoise.

Ma voisine américaine, Loren, écrivain, professeur d’anglais, fréquente les hauts lieux de l’expatriation. Je la suis une seule fois. Ce n’est pas un milieu pour moi.

Quant à Ingrid, ma voisine allemande, elle a beaucoup d’enfants, je ne suis pas certaine de savoir combien. La dernière, qui a quatre ans, est pendue au sein de sa mère pendant tout le temps de nos conversations.

- Tu vois, m’assène-t-elle à plusieurs reprises, elle a bien compris qu'elle devait me convaincre, pas besoin de pilule, c’est simple, naturel et tellement bon pour l’enfant !

LA TÉLÉVISION ET LES ÉVÉNEMENTS

La télévision, c’est un objet qui est rarement entré chez moi. À Singapour, elle s’invite d’emblée avec les meubles le jour de l’emménagement. Pourquoi pas ? me dis-je. Pour la langue, pour la culture, pour les infos locales, le tout en anglais, ce sera utile. Nous l’essayons, le soir, en famille. L'allumer ne nous vient pas facilement mais nous voulons voir des films. Nous nous en lasserons très vite. Entre les films occidentaux expurgés de tout ce qui dérange et les productions Bollywood dégoulinantes de romantisme, en gros, il n’y a rien à voir. Elle a donc été oubliée sur sa commode. Sauf en périodes de crise.

Lorsque les rues de Singapour, aux heures de pointe, se peuplent de salariés chinois en costumes portant des brassards noirs pour cause de deuil solidaire, alors les manifestations de la place de Tian’anmen à Beijing, entre le 15 avril et le 4 juin 1989, la répression et le massacre qui s’ensuivent deviennent l’actualité majeure sur notre petit écran. De même pour le paroxysme de la crise en Nouvelle Calédonie, du 4 au 20 mai 1989, avec l’assassinat par un indépendantiste de Jean-Marie Tjibaou et de Yewéné Yewéné, les kanaks signataires des accords de Matignon.

De l’occident, peu de nouvelles. De la France, encore moins. Il nous en restera à vie un vide d’informations.

LES LETTRES DE FRANCE

De France, cependant, nous arrivent des lettres. Une lettre de France est quelque chose de trouble, de vague, comme dans un rêve. L’oubli efface les distances, gomme le temps du voyage, envoie aux oubliettes l’endroit d’où tu viens. Pourtant, les souvenirs sont quelque part enfouis dans un coin de la tête.

À une époque où Internet n’existe pas, il faut attendre les lettres de France, quelques photos envoyées de l’été dernier par les amis, la famille, et compter sept jours pour qu’ils reçoivent la réponse auxquels il faut ajouter les jours que l’on met à écrire et les jours que l’on met à poster. Alors, bien sûr, c’est long.

Les lettres de France prennent une signification extraordinaire. Magie de la distance ! Même si elles ne disent rien, les lettres reçues nous racontent quelque chose d’important, une nécessité indéfinissable de chaque jour. Nos lettres se croisent et ne se répondent jamais vraiment, comme des regards indifférents. Il y a de l’écho. Et un étrange dialogue s’installe.

- Je vous promets des photos pittoresques pour bientôt, je leur écris, elles ne sont pas encore développées.

Pire, elles ne sont pas encore prises… et je ne les prendrai jamais. Je ne peux me résoudre à prendre des inconnus en photo, c’est une intrusion dans le secret et l’intime de l’autre, un vol d’âme. Je garde mon appareil photo bien caché au fond de mon sac à dos.

Chacune d’entre nous se réfugie dans sa chambre pour lire son courrier. Décacheter une lettre, c’est ouvrir une petite boîte dans sa tête, et tous les parfums, toutes les couleurs, toutes les lumières du sud de la France s’échappent de l’enveloppe comme des papillons.

Ceux de France croient qu’ils n’ont rien à raconter. C’est faux. Ils pourraient raconter les ciels du sud, l’automne, le froid, la rivière, les fleurs du jardin, le feu dans cheminée, l’odeur du bois brûlé. Mais quand on voit les choses tous les jours, on oublie de les regarder. On ne sait regarder que les choses nouvelles.

Les nouvelles de France s’acheminent péniblement.

- Pourquoi ? me demande Janet.

- C’est souvent la grève.

- La quoi ?!

- Un truc français, attends, je t’explique…

Janet ne comprendra pas plus, même avec des explications.

À suivre... 6 - VIVRE À SINGAPOUR 1988-1989 

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