La mobylette rose - Chapitre 5 Yokohama

Publié le par Sandrine Arlaud

La mobylette rose - Chapitre 5 Yokohama

J’ai tapé la note sur ma caisse enregistreuse, rendu sa monnaie, sans même lui jeter un regard. J’ai perdu le fil de ma vie rendue à la nuit, tout en continuant à enregistrer sur ma caisse les prix prohibitifs des plats insipides. Quand - combien d’heures avaient passé ? - j’ai enfin levé les yeux, il était là, assis à une table au fond de la salle. Il me regardait toujours. J’ai certainement fait des cafés ce jour-là, Ange m’a sûrement dit et redit qu’il m’aimait tout en me reprochant de porter cette horrible mini-jupe orange à pois blancs dont j’étais très fière, ou cet infâme Levis trop serré à son goût, qui m’avait coûté la peau des fesses, me traitant d’imbécile parce que j’avais encore laissé échapper du café. Je ne sais pas, je ne me rappelle pas. Moi, je ne voyais que ce garçon qui attendait que j’aie fini ma journée.

Mes journées au self étaient longues. Ce n’est que vers 18 heures, après avoir rangé mes denrées, nettoyé mes vitrines réfrigérantes et mes tables, balayé et lavé par terre que j’ai pu le rejoindre sur le muret qui faisait face à l’établissement de l’autre côté de la terrasse. Il avait enfilé un T-shirt blanc et un jeans noir tout simples qu’il portait avec raffinement. Au moment où je m’asseyais près de lui, avec cette évidente facilité que les adolescents ont pour nouer des amitiés en quelques minutes, je réalisai que sans doute nous n’avions pas de langue commune. J’étais, de toute façon, muette d’émotion.

- Bonjour. Je m’appelle Fumihiro, me dit-il en français avec un accent que je n’avais encore jamais entendu. Et vous ?

Vous ?! J’étais stupéfaite ! On ne m’avait jamais, jamais vouvoyée auparavant ! Moi, l’enfant d’un immigré italien et d’une réfugiée politique vietnamienne. Moi, la gamine des faubourgs peu fréquentables de Nice. La fille des petits boulangers de la cité des HLM. L’amie des Gitans, redoutés et honnis…

- Lucie, j’ai fini par lui répondre d’une voix enrouée.

La suite fut un magma d’inepties incontrôlées, j’en ai bien peur. Tout et n’importe quoi plutôt que de laisser la place au silence tandis que le regard meurtrier d’Ange s’abattait sur moi depuis le bar. J’appris que Fumihiro avait dix-huit ans, qu’un précepteur lui avait enseigné le français, qu’il était le fils d’un ambassadeur du Japon, qu’il se trouvait avec ses parents à Monaco juste pour l’été et qu’il retournerait à l’université de Tokyo en septembre.

- On va boire un verre quelque part ? lui proposai-je, pressée de quitter ce lieu.

- Pourquoi pas ici ? Face à la mer, c’est beau, ici. Avec le soleil couchant. Comme à Yokohama.

Dès cet instant, j’ai su que jamais rien, non, je ne pourrais rien lui refuser. Je lui donnerais tout, à lui, même ce que j’avais de plus précieux. Lui, et pas un autre. C’était lui que j’attendais. Je n’avais qu’une envie, c’était me soustraire au regard d’Ange, je savais déjà que les représailles seraient terribles mais lui, Fumihiro, s’il trouvait que c’était beau, ici, comme à Yokohama dont je n’avais pas la moindre idée, alors, on resterait ici. Je l’ai installé à une table sur la terrasse et, après avoir appelé ma mère de la cabine téléphonique pour lui dire que je ferais des heures supplémentaires, je l’ai rejoint. C’est Pascal, un autre étudiant employé aux Flots Bleus, qui est venu prendre la commande et nous servir, ce dont je lui fus reconnaissante. Je ne me rappelle pas ce que nous nous sommes dit, Fumihiro et moi, ça n’avait aucune importance. Ce soir-là, il y avait juste lui et moi, la mer, et le soleil qui disparaissait à l’horizon.

Ensuite, il est venu tous les jours.

Publié dans Nouvelles

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