La mobylette rose - Chapitre 4 Le soleil levant

Publié le par Sandrine Arlaud

La mobylette rose - Chapitre 4 Le soleil levant

Je fermais les yeux sur la provenance douteuse de la mobylette mais, en ce qui me concernait, je devais la payer. Code d’honneur. J’ai trouvé ce travail de serveuse aux Flots Bleus à Monaco. C’est là que j’ai rencontré Ange. Au début, j’ai été frappée par sa beauté, séduite pas ses paroles.

- Tu es belle, Lucia.

J’étais gênée, je ne savais pas quoi lui répondre. Il n’y avait sans doute rien à répondre mais je ne le savais pas, sans en avoir les moyens, je me croyais obligée de paraître intelligente. Mon père, ma mère me le disaient bien que j’étais belle mais, venant d’eux, je ne ressentais pas cette gêne. C’est vrai que j’étais belle. Plus grande que ma mère, j’avais la silhouette élancée de mon père, ce grand échalas. D’elle, j’avais hérité des cheveux noirs, drus et raides, la pureté des traits, la bouche sensuelle et les yeux en amande. Mais, à la différence de ma mère, mes yeux ne sont pas noirs, ils sont verts comme ceux de mon père, et mon nez est fin et droit. Mes parents avaient, je dois l’admettre, bien travaillé pour leur fille unique. Mon frère Antoine était le plus italien de nous quatre. Un grand garçon à la peau mate, les cheveux noirs et bouclés, sans les moindres traits asiatiques. Mes deux autres frères, en revanche, sont très vietnamiens, petits et minces, avec tous les deux un très beau visage, des yeux noirs et bridés.

- Tu ressembles à une princesse chinoise.

- Vietnamienne. Je veux dire, c’est ma mère, elle est vietnamienne.

- Vietnamienne, je te ferai mienne, parole d’ange.

Ange sourit. Mais son sourire me glaça.

Jour après jour, il devint plus insistant. La méchanceté ne tarda pas à accompagner ses désirs insatisfaits. Il me harcelait dès que je l’approchais pour faire des cafés ou pour prendre des boissons au frais qu’il m’obligeait à venir chercher derrière le bar. Il trouvait toujours le bon mot pour me diminuer à l’instant précis où je faisais quelque chose. Déstabilisée, n’étant aucunement habituée à cette malveillance gratuite, je commettais une erreur, une maladresse qui ne faisaient que renforcer ses commentaires désobligeants, et moi mes bêtises. Je sentais confusément qu’il voulait me changer. Changer l’essence même de ce que j’étais. Me changer, oui. Me détruire. Déconcertée, j’avais le sentiment qu’il pouvait en éprouver une grande jouissance tout en m’assujettissant au pouvoir le plus absolu. Je n’étais pas armée contre cette perversité.

Nous n’étions que fin juillet. Aller travailler m’était de plus en plus pénible. À la pensée des cinq semaines qui s’étendaient devant moi, je me demandais comment j’allais tenir le coup. À la maison, j’étais devenue silencieuse, ce qui n’était pas habituel. À l’inquiétude de ma mère, je répondais que j’étais fatiguée. À Antoine qui me demandait, avec son intuition fraternelle, lui, le presque jumeau avec lequel j’avais joué quand nous étions bébés, si j’avais besoin d’aide, je répondais que tout allait bien. Il avait fait le serment de casser la gueule à tout importun, ce dont je le savais tout à fait capable car, bien que n’ayant pas encore seize ans, il était aussi grand que mon père et déjà bien développé. Oh, Antonio, comme tu me manques…

C’est au début du mois d’août qu’est arrivé sur la plage cet incroyable garçon, Fumihiro. Je n’avais jamais vu de Japonais. Si, bien sûr, à la télé, dans les films, mais jamais en vrai. Pour être franche, je n’appris que plus tard qu’il était japonais mais peu importe, ce fut pour moi un choc. Je suis immédiatement tombée amoureuse de lui. Quand il est entré vers midi dans mon self, je l’ai vu à contre-jour, le dos à la mer étincelante, dans l’encadrement de la baie vitrée. Je crois que c’est sa silhouette que j’ai aimée en premier, ce corps délié qui se détachait contre la lumière du soleil, comme nu, sa peau bronzée ne faisant aucune différence avec son maillot de bain uniformément marron, le galbe de ses jambes et de ses bras finement musclés, ses cheveux noirs négligemment embroussaillés et dressés sur la tête. Il s’est positionné dans la file des clients en posant son plateau sur le comptoir. Une onde jubilatoire, prenant naissance dans le bas de mon ventre, est venue m’exploser à la gorge. Je n’avais encore jamais ressenti un tel attrait pour un garçon. De son visage parfait émanait une grande sérénité.  Mon œil, dans ce que jusqu’à présent je croyais être le jour, mon œil, comme un insecte fou, fut attiré dans ma nuit par les éclaboussures de lumière que jetait une grosse chaîne en or qu’il portait à son cou. Il me regardait. Je crois que je le regardais autant qu’il me regardait. Un client attendait avec impatience que je passe ses plats à la caisse. Je suis revenue sur la terre obscure.

Quand son tour est venu devant la caisse, nous n’avons pas parlé.

Publié dans Nouvelles

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