La mobylette rose - Chapitre 2 La bonne étoile

Publié le par Sandrine Arlaud

La mobylette rose - Chapitre 2 La bonne étoile

Je ne comprends toujours pas pourquoi ce garçon avait un effet aussi dévastateur sur moi. Il disait qu’il m’aimait. Moi, je n’aimais pas sa façon de m’aimer. Ange me faisait peur. À ses côtés, je devenais stupide, incapable de la moindre action, paralysée, sans répartie. J’étais pourtant une adolescente battante et sûre d’elle-même. Jamais auparavant je ne m’étais sentie aussi nulle. C’est mon père qui m’a transmis ce sens de l’assurance. Cet Italien  fuyant Mussolini, arrivé à Nice à pied à l’âge de seize ans pendant la guerre, avec seulement quelques lires en poche, croyait en sa bonne étoile. Il avait raison. En quelques jours, il s’était placé comme apprenti chez un vieux boulanger. Et il était resté là, dans cet ancien quartier de Nice, loin de la ville, reprenant la boulangerie à la mort du bonhomme.

« Qu’elle existe ou pas, l’important, c’est de croire à ta bonne étoile », disait notre père à mes frères et à moi. De quoi parlait-il exactement ? La chance ? Dieu ? Nous n’avons jamais su. Ce que nous avons compris, c’est qu’il y avait une force. Et que cette force, elle était en nous. Voilà ce que nous a donné notre père. Un sacré cadeau de vie. Mes frères et moi, nous ne voyions pas beaucoup notre père. Il travaillait la nuit et dormait le jour tandis que notre mère vendait le pain et les pâtisseries dans la boutique. Il n’avait que peu de temps à nous consacrer. Il a su pourtant nous insuffler ce don de la confiance en soi qui permet de faire face à toutes les situations. Il nous a toujours encouragés à prendre des initiatives. Lui qui avait du mal avec la langue française, il trouvait les mots pour nous féliciter, nous soutenir. Mes frères et moi étions des bastions intouchables dans la cité. Il fallait être fort. Résister à tous les assauts. Se débrouiller. Gagner. Gagner à tous les coups parce qu’on y croyait. Parfois, trop. Mon frère Antoine a eu tellement confiance en lui qu’il a été trop loin. Beaucoup trop loin. Antoine a été tué par la police lors du braquage de banque qu’il avait organisé avec ses copains, Moussa le Borgne et Babik le Gitan. Il avait 20 ans.

Ce que je suis aujourd’hui, une femme d’affaire, chef d’entreprise, gagnant très bien sa vie, se suffisant à elle-même, pas de mari, quelques amants, le régulier et les occasionnels, sûre d’elle-même, une femme qui plaît toujours aux hommes à cinquante ans passés, c’est à mon père que je le dois. Heureusement. Sans lui, que serions-nous devenus Gaëtan, Vincent et moi ? Ma mère n’aurait pas su. Elle n’aurait pas pu. Cette minuscule et frêle Vietnamienne avait été éduquée dans sa communauté de tantes et d’oncles cuisiniers dans l’unique dessein de servir un homme. Un détail qui n’avait certainement pas échappé à mon père, outre le fait qu’elle était ravissante. J’ai sans doute eu la chance d’arriver en premier et d’avoir été élevée comme le garçon que mes parents désiraient. Je frémis à l’idée qu’ils auraient pu faire de moi une petite fille modèle dont le destin aurait été le mariage. Non. J’ai appris à me battre avec les garçons dans la rue, à grimper aux arbres, à faire du vélo, à jouer aux billes, et à dire ce que je pense.

- Vous ne sonnez pas ?

- Oh, excusez-moi… non, non… heu… je crois que je ne suis pas à la bonne adresse.

L’homme me dévisage avec méfiance. Je viens enfin d’enlever mon doigt de l’interphone. Je me sens maladroite et stupide. Est-il possible qu’à l’évocation de ce nom, Ange Fratello, du plus épais des silences provienne ce tapage étouffé capable d’ébranler mon assurance ? Troublée, je traverse la rue et m’assieds sur un banc en face de l’immeuble où se trouve le bureau d’un des meilleurs architectes de Paris. Comment est-ce que j’ai fait pour ne pas voir son nom sur la carte que m’a laissée Michel la semaine dernière ? Ce n’est pas difficile à imaginer. La semaine dernière, je rentrais de New-York, ce rendez-vous pour notre projet d’agence était déjà pris, je n’y ai pas prêté attention plus que ça. Je fais confiance à mes collaborateurs. C’est une de mes priorités. Pas de confiance, pas de délégation. Pas de délégation, l’enfer. J’aime, j’adore mon travail, mais je ne peux pas tout faire. Je sais m’entourer de gens compétents qui savent faire tourner l’agence de voyages en mon absence. C’est un des critères essentiels de mon recrutement.

Publié dans Nouvelles

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