La mobylette rose - Chapitre 1 Ange

Publié le par Sandrine Arlaud

La mobylette rose - Chapitre 1 Ange

Si je ne me trouvais pas, en cet instant précis, les yeux rivés sur cette plaque de cuivre, Ange Fratello, architecte, un doigt soudain immobilisé sur l’interphone, je n’aurais jamais repensé à Ange. Anéanti depuis bien longtemps, lui et tout le reste, dans le silence. Le silence n’est pas une absence de mots. Le silence est l’anéantissement même de la pensée. Une tombe, un sarcophage. Le silence est une eau calme, les pensées une onde dévastatrice. J’avais préféré l’absence de mots. Mes pensées tues. Tuées. Pensées mortes, momifiées, souvenirs embaumés. Le silence abyssal où s’était noyée ma mémoire. Et pourtant, aujourd’hui, tout me revient. Onde de choc, flot de souvenirs.

Ange. Il s’appelait Ange. J’avais dix-sept ans. Lui, vingt-cinq. Il ressemblait à une fille avec ses cheveux blonds retombant sur ses épaules et ses longs cils recourbés sur des yeux limpides. Une gueule d’ange. Ange… androgyne. Ses mains fines et blanches, son nez aquilin. Ange, si mal nommé. Ange Fratello. Fratello, frère en italien. Faux frère, oui.

À Monaco, les Flots Bleus était le plus grand des établissements installés sur la plage du Larvotto. Ange travaillait au bar. Il faisait des merveilles avec ses mains papillons qui voletaient du percolateur aux bouteilles bien alignées, du zinc à la caisse, de la plonge au torchon. Le torchon, il me l’avait arraché des mains parce que je cassais les verres en les essuyant trop vivement. J’étais vive, oui, pleine d’énergie et de bonne volonté. Après m’avoir essayée au bar puis à la plonge, le patron m’avait finalement donné la responsabilité du self-service attenant au bar. Après la mise en place dans mes vitrines des sandwiches et des salades sans saveur que je préparais en cuisine, - moi qui étais habituée à la finesse et à la subtilité des plats asiatiques que nous préparait ma mère à la maison ! - je m’installais à la caisse et je regardais la mer en attendant les clients.

Onze heures. Début juillet. La plage commençait à se remplir. Les vacanciers, à Monaco, ne se levaient pas de bonne heure. Leurs nuits étaient agitées et festives, ils y flambaient, elles y brillaient, leurs nuits s’enflammaient ou se consumaient. Les premiers arrivants étaient plutôt les voisins, ceux de Beausoleil ou de Menton, et même de Nice, ceux qui avaient envie de changer de couleur et de forme de cailloux. Ici, des graviers blancs. À Nice, des galets gris, du sable à Menton, mais le soleil était le même pour tous, accablant, féroce. Ceux-là, les voisins, ne viendraient pas m’acheter un sandwich à prix exorbitant aux Flots Bleus. Les estivants de Monaco, eux, n’arriveraient que plus tard, vers treize heures. En attendant, calme plat. Comme la mer. Rarement agitée par ici. Dans mon self, tout était prêt pour l’assaut. C’est dans ces moments de grande quiétude que je sentais le regard d’Ange me percer la nuque.

Mon doigt se crispe sur le bouton de l’interphone. Je ne peux me résoudre à sonner. Un malaise depuis longtemps refoulé vient de crever à la surface lisse de ma mémoire. Ange Fratello. Je croyais l’avoir oublié. L’Ange que j’avais connu était bien étudiant en architecture trente-cinq ans auparavant. Michel, mon associé, a pris rendez-vous avec ce très bon architecte pour notre projet de transformation d’une ancienne supérette en agence de voyage un peu spéciale. Un concept à mi-chemin entre le service du voyage organisé, la librairie d’ouvrages touristiques et la pâtisserie. Un lieu convivial autour de gâteaux venant de tous pays sur le thème du voyage. Une idée tout droit venue de ma mixité familiale, culturelle et sociale. Du temps où je vivais dans un quartier excentré de Nice où se côtoyaient toutes sortes de communautés, où les femmes de tous horizons échangeaient recettes de cuisine, remèdes de grand-mère et enfants à garder. Les communautés vivaient ensemble dans mon quartier, s’entendaient ou se chamaillaient mais ne se repliaient pas encore sur elles-mêmes. Sauf les Gitans. Eux, ils ne se mélangeaient pas.

Le regard d’Ange perçait un point précis, à la racine de mes cheveux relevés en chignon. Flèche glaçante. Je n’osais me retourner pour affronter l’archer qui se tenait au bar derrière moi.

- Ange, trois cafés !

- Viens les faire, me répondait-il sur un ton neutre.

C’est ce que je redoutais le plus. Vers quinze heures, le gros de la clientèle s’était égayé dans les vagues ou vautré sous les parasols. Quelques uns d’entre eux, encore attablés, anéantis par la chaleur, attendaient leur café. Ange n’en ferait pas. Il profitait de la sieste du patron pour me faire venir auprès de lui, à l’abri du regard des clients derrière le comptoir. J’avais toujours eu le geste précis mais là, près de cet Ange qui me susurrait des mots d’amour sur le ton de la menace, mes mains tremblaient en manipulant la machine, la mouture utilisée n’arrivait pas à se décoller du filtre, le café moulu s’échappait vicieusement de la tête de percolateur ou le levier me glissait des mains, répandant du café sur le sol. Ange m’engueulait. Je perdais tous mes moyens mais je préférais encore ça. Sa colère plutôt que son amour. Aussitôt mes cafés passés, je m’enfuyais vers mes clients, soulagée d’échapper au supplice qu’il m’infligeait.

Publié dans Nouvelles

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article