La petite fille d'Alger

Publié le par Sandrine Arlaud

La petite fille d'Alger

Au mois de juin, il fait déjà très chaud à Alger. À peine sortie de l’aéroport Houari-Boumediène, j’enlève par couches, veste, foulard et gilet enfilés le matin même à Paris sous la pluie. Comme indiqué à l’accueil de l’aéroport, j’attends, sous l’ombre précaire d’un immense palmier, le bus qui me mènera en ville. Me voici donc dans cette ville, Alger, où mes parents et moi sommes allés vivre en 1962, après l’Indépendance du pays, alors que je n’étais qu’un bébé. Tout a été soigneusement vérifié sur Internet : les recherches sur l’histoire du pays à partir des années 70, son évolution économique, culturelle, politique et religieuse jusqu’à la décennie noire dans le but d’écrire un article sur Alger, aujourd’hui, en 2013. C’est par hasard que cet article m’est attribué par l’agence de presse où je travaille. Personne à l’agence ne sait que j’ai vécu à Alger pendant cinq ans. Je remplace au pied levé un collègue tombé malade au dernier moment. Je ne reviens donc pas ici pour y chercher quoique ce soit de personnel, j’étais de toute façon trop jeune pour avoir été influencée par ces quelques années passées ici. D’ailleurs, c’est simple, je n’ai pas de souvenirs.

Aux discussions moitié en algérien, moitié en français des rares voyageurs qui attendent le bus comme moi, je comprends rapidement qu’il y a un problème. Une femme vêtue à l’européenne se tient à l’écart, en plein soleil, tournant le dos au groupe d’hommes. Je décide de l’aborder. Bien avant que je n’arrive à ses côtés, elle se retourne et me lance : « Bienvenue à Alger ! » Il y a dans ses yeux noirs une lumière intense, et tout l’âge du monde pourtant elle ne me semble pas être beaucoup plus âgée que moi. Immédiatement, cette femme me plaît. Je lui rends son sourire en bredouillant quelques mots de remerciements qui se perdent dans le son d’un avion qui décolle.

- Alors tu veux savoir pourquoi le bus n’arrive pas, c’est ça ? Aujourd’hui, c’est vendredi, jour de prière. Il faut savoir attendre. Moi, j’ai attendu longtemps, est-ce que tu le sais ?

Je reste muette d’incompréhension, les sourcils froncés, secouant la tête en signe de dénégation comme une petite fille prise en faute.

- Reste avec moi, rajoute-t-elle, je te dirai où descendre pour ton hôtel. Où as-tu réservé ?

- Bab el-Oued, l’hôtel El-Kettani.

- Tu as choisi cet hôtel par hasard ?

Quelle étrange question. Non, pas par hasard. Je lui explique avoir cherché un hôtel spécifiquement pour voir la mer, et cet hôtel a les pieds dans l’eau. J’ai trouvé sur Google des avis plutôt négatifs sur cet établissement décrépi. Loin de ce que recherche une parisienne. Il est aussi à une distance raisonnable du centre-ville où j’ai des rendez-vous avec divers contacts. Je pourrai ainsi m’y rendre à pied, m’imprégner de l’atmosphère de la ville, en avoir une vision non touristique, plus proche d’une réalité que je dois appréhender pour mon article. Pour cela, lui dis-je, j’ai sept jours.

- El-Kettani, oui, c’est bien, tu ne seras pas dépaysée, me répond-elle. Ce sera parfait. De là, tu verras clair.

Je ne comprends décidément rien à ce qu’elle veut dire même si elle parle un français parfait.

- Moi, c’est Nora. Tu es la bienvenue ici, répète-t-elle en posant cette fois sa main à plat sur le cœur.

- Je m’appelle Luce.

- Oui, Lumière. Comme moi.

- Pardon ?

- Luce et Nora, la même signification. Lumière.

- Pour Nora, je ne savais pas… Quel hasard !

Il n’y a pas de hasard, me répond Nora en me regardant intensément. Je ne sais pourquoi, elle me fascine. Je sens confusément qu’elle prend un ascendant sur moi mais, loin de m’en inquiéter, j’éprouve du plaisir à m’y laisser aller.

Pendant notre conversation, un groupe d’hommes est venu grossir celui déjà formé à l’arrêt de bus. Je vérifie ma tenue : une blouse ample à manches longues, portée à mi-cuisses au-dessus d’un pantalon suffisamment large pour ne pas dévoiler mes formes. Ces hommes ne me jettent pas un regard, c’est comme si j’étais transparente, c’est l’effet recherché. Nora donne un coup de menton en direction d’un bus qui semble bien se diriger vers notre arrêt. Les hommes s’agglutinent, Nora et moi restons en retrait. À l’ouverture des portes, c’est la cohue. Quelques personnes descendent par l’avant, bousculant les hommes qui montent. D’autres personnes, des familles, arrivent en courant. Quand notre tour arrive, Nora tient comme un honneur de payer mon voyage, je ne peux rien faire pour l’en empêcher. Elle me prend par la main, me montre où déposer ma petite valise prévue pour ma semaine à Alger, et nous nous installons côte à côte. Nora prend d’office la place près de la fenêtre, ce que je regrette. J’aurais aimé voir l’entrée dans la ville. Mais tel n’est pas le dessein de Nora. Je comprendrai beaucoup plus tard que Nora ne fait rien au hasard.

Le bus est plein, je me demande comment c’est possible alors qu’il n’y avait que peu de monde à l’arrêt. Impossible de voir l’extérieur, trop de monde bouchant les fenêtres et je suis trop loin du pare-brise avant. Je rumine intérieurement mon incapacité à demander la place près de la fenêtre. Nora est silencieuse, la tête reposant sur la vitre, les yeux mi-clos. Elle semble s’être absentée dans un autre monde. Deux rangées de sièges devant nous, à gauche, côté travée, une petite fille de six ans environ est assise, jambes ballantes. Je ne vois pas son visage mais je ne peux détacher mon regard de ses longs cheveux bouclés. Elle est très blonde.

Après un rapide et tardif déjeuner au restaurant de l’hôtel, je décide d’explorer les alentours. J’irai ensuite en ville où Nora m’a donné rendez-vous à la Grande Poste pour une visite de la Casbah. J’ai le temps, mon premier rendez-vous est pour ce soir au bar de l’hôtel El Djazaïr.

Nora, en me quittant, m’a recommandé de longer l’Esplanade vers l’ouest en direction de Notre-Dame d’Afrique. Là où la lumière s’éteint, m’a-t-elle dit. Encore une de ses phrases mystérieuses. L’Esplanade est immense et belle, en surplomb de la mer. D’un côté, la Méditerranée. De l’autre, une rangée d’immeubles blancs qui portent encore dignement leur splendeur passée. Et la piscine El-Kettani. Je l’ai vue de mon balcon. C’est un complexe de plusieurs bains qui semble flotter sur la mer. Je décide d’y descendre par de longs escaliers à contre pente de la falaise. Le contraste entre l’esplanade moderne, récemment construite, et le complexe de bains est surprenant : rampes rouillées, espaces en friche, déblais épars, blocs de béton jetés sur la plage, sacs plastiques bleus accrochés à des barbelés, flottant au vent violent. De minuscules optimistes à bord desquels des enfants prennent une leçon de navigation flottent dans les bains sous les plongeoirs où on n’oserait poser les pieds. Des rochers tout autour enserrent les bains, une petite plage est attenante au complexe. J’éprouve un incompréhensible sentiment de tristesse face à cette utilisation des bains et à cette décrépitude.

Je n’ai pas vu le temps passer, le soleil déjà décline. Je comprends alors ce que Nora voulait dire : le soleil se couche là-bas, sur la Vierge courbée au-dessus de la mer. Là où la Lumière s’éteint…

Je laisse derrière moi, non sans mélancolie, l’auréole d’or de la Vierge, la blancheur enflammée des immeubles et je prends par le bord de mer la direction du centre-ville pour rejoindre Nora à la Grande Poste. J’ai une incompréhensible soif de cette eau bleue que je pourrais boire sans fin par les yeux. Des femmes ou des couples souriants me souhaitent spontanément la bienvenue en Algérie, juste en me croisant, sans s’arrêter. Si seulement, nous, en France, nous pouvions accueillir aussi chaleureusement les étrangers ! De loin, j’aperçois Nora perchée en haut des escaliers de la monumentale Grande Poste qui ressemble plus à une mosquée qu’à une poste.

L’escalade de la Casbah est éprouvante, des escaliers partout, pas de plat. Il fait encore chaud. En journée, les ruelles ombragées doivent offrir un répit inestimable. Nora parle, explique, montre des détails infimes de mosaïques, portes camouflées, regards de femmes derrière les moucharabiehs, poutres de soutien vermoulues, terrasses communicantes sur les toits des maisons empilées sur la colline. Soudain, au détour d’une ruelle, j’aperçois une petite fille très blonde s’engouffrant en courant dans une entrée sombre. C’est elle, cette petite fille observée ce matin dans le bus, je la reconnais à ses cheveux blonds !

Sans attendre Nora, je descends l’escalier en courant pour voir où est passée la petite fille. C’est l’entrée d’une toute petite boutique obscure. Curieuse d’y trouver l’enfant, j’y pénètre par quelques marches descendantes. C’est une cave en voûte de pierres, peu éclairée. Une caverne ! Bijoux en argent, poteries ocres, paniers étalés sur des consoles et des coffres, tapis exposés sur des échelles, miroirs partout, le tout éclairé par des lampes en argent ajouré. J’ai l’impression d’être chez mes parents. Mes parents justement, que je n’ai pas pris le temps de prévenir de mon départ à Alger, auraient peut-être eu des choses à me dire ? Des choses jamais partagées avec moi et que je n’ai jamais demandées. Peut-être que je devrais leur téléphoner ? Perdue dans mes pensées, j’ai oublié la petite fille blonde et Nora.

Un courant d’air glacé me fait frissonner. Une porte claque au fond de la cave. C’est à ce moment-là que je découvre le vieil homme assis en tailleur sur un tapis près d’une porte étroite et basse, ornée de décors kabyles. Il me fixe de ses yeux brûlants, me sourit derrière la fumée de son narguilé dont le parfum sucré me fait penser à de l’encens.

- Bonjour, Luce !

Cette voix forte et grave me fait vibrer ! Elle contraste avec l’aspect fragile de l’homme. Mais comment connaît-il mon nom ?! Comme si elle avait entendu ma question muette, la voix de Nora derrière moi me fait sursauter :

- C’est mon père, el Hadj Mohand ! Je lui ai parlé de toi aujourd’hui.

- Bienvenue dans ma boutique, Luce.

J’ai le vertige, je pose ma main sur une console pour ne pas chavirer. L’air de rien, j’essaie d’avoir l’air normal, de montrer mon intérêt pour les articles en vente. Mais ce que je cherche n’est pas là.

- Où est la petite fille blonde ?

- Elle est partie depuis longtemps, me répond Mohand, très longtemps.

Je comprends de qui Nora tient ses énigmatiques discours. Ou alors Mohand n’a plus toute sa tête. L’enfant était ici il y a cinq minutes à peine, elle a dû passer par la porte basse. Ni Mohand, ni Nora ne s’en inquiètent, même lorsque je demande où donne la porte du fond. Rien, juste un passage souterrain qui devait aller sous les remparts autrefois. Nous y stockons la marchandise, me répond Nora en l’ouvrant.

Ensuite, elle se lance, au travers des objets exposés, dans divers exposés sur l’art, la culture, les signes et les symboles berbères. Je redécouvre ce que j’ai toujours connu chez mes parents. Ce sont bien des merveilles qui sont ici, plus à l’usage de collectionneurs que de touristes. Elle détache d’une main porte-bijoux en bois une parure de main. Trois bagues qu’elle enfile délicatement aux doigts de ma main droite reliées par un parcours de chaînes à un bracelet qu’elle adapte à mon poignet. Elle m’assure que c’est pour éloigner les mauvais esprits. Le motif filigrané des chaînes recouvre le dos de ma main. Je ne peux détacher mon regard de ce bijou. C’est sublime.

- Il est à toi, me dit Mohand. Tu en as toujours eu envie. Il t’attendait.

Sa voix cogne à mon cœur comme un orage d’été, ses mots sont comme des éclairs illuminant une vie fantasmée, mais par qui ? Je ne sais pourquoi, j’ai les larmes aux yeux. Mohand allume son brasero en terre cuite. Tous les trois, assis en tailleur devant le feu, nous mangeons la calentica, un gratin à base de farine de pois chiches.

Ce soir, Omar, le cousin de Nora, vient me chercher à la boutique pour m’emmener dans son taxi à l’hôtel El Djazaïr, et plus tard me ramener à Bab el-Oued. Les jours suivants sont très similaires, ponctués de balades avec Nora, de visites à Mohand dans la boutique, de rendez-vous et de courses en taxi avec Omar. Chaque matin, je laisse à regret mon quartier de Bab el-Oued et ses immeubles blancs dont un a la forme d’un navire, la proue cap nord-est. Chaque jour, j’ai l’impression de sombrer un peu plus dans un infantilisme confortable au contact de Nora en me laissant tomber dans ses bras pour lui dire bonjour ou au revoir. Je ne me reconnais pas. Je ne sais plus qui je suis.

Souvent, je rencontre la petite fille blonde, ici et là, à Alger.

Et chaque jour, sous le prétexte fallacieux d’être trop occupée, prétexte que moi seule ne peux croire, je retarde le coup de fil à mes parents.

Aujourd’hui, j’ai expédié mes dernières obligations. C’est jeudi, fin de la semaine. Ce soir, j’ai rendez-vous avec Nora sur l’Esplanade pour un dîner chez Mohand et sa famille. Je décide de profiter de mes derniers moments à Bab-el-Oued pour me promener sur l’Esplanade. Des enfants me dépassent en courant. Ils traversent la rue. Parmi eux, la petite fille blonde. Cette fois, je ne la laisserai pas s’échapper. Je m’élance dans le trafic au son des avertisseurs multiples qui ne m’effraient plus, je connais les prouesses des conducteurs d’Alger. La petite fille s’engouffre dans l’immeuble en forme de navire. Je la suis dans l’escalier. Arrêtée sur le palier sombre pour reprendre mon souffle, je la vois pénétrer dans un appartement. La porte reste grande ouverte. Je sais que je ne dois pas la suivre, que je n’ai pas le droit d’entrer chez les gens de cette façon mais je sens confusément que rien ne peut plus m’arrêter. C’est une mécanique qui ne répond pas aux injonctions de ma conscience.

Ne fais pas ça ! N’entre pas !

J’entre.

- Bienvenue chez toi, ma chérie !

C’est Nora ! Le vertige me reprend. Nora, agrippant fermement mon bras, m’entraîne dans un salon meublé à l’orientale de divans bas. La fenêtre est grande ouverte sur la mer. Elle me fait asseoir et m’offre un thé à la menthe. Tandis que je bois à petites gorgées mon thé brûlant, assise en face de moi, elle me sourit en silence. Nora ne dit jamais rien de trop. J’apprécie ce calme sans mots. Je n’ai nulle envie de rompre ce silence par des questions que je ne saurais même pas formuler.

- Viens, toi et moi, nous avons quelque chose à faire, me dit Nora en se levant.

Je la suis. Elle m’entraîne sur un balcon qui semble faire le tour de l’appartement. De là, la vue est sublime. La mer. À l’infini. Nous progressons entre des pots de plantes aromatiques, de citronniers miniatures, de jasmins courant sur des treillis, il y a même une vigne dirigée sur une pergola. Nora soudain s’arrête. Je suis son regard : un joint de dilatation, étroit et profond, court verticalement tout le long du mur et bien au-delà, jusqu’en haut de l’immeuble.

- Elle s’ouvre et se ferme en fonction des saisons, m’explique-t-elle. Lorsque nous étions des enfants, nous aimions y cacher des choses. Je n’y ai jamais touché mais aujourd’hui, toi et moi, nous allons chercher ces trésors enfouis depuis bien trop longtemps.

Je n’y comprends rien mais je fais comme elle me dit. Nous nous asseyons sur le carrelage du balcon et, à l’aide de petits canifs, nous grattons la crevasse. Petits cailloux de verre poli par la mer, coquillages, perles tombent à nos pieds. À l’aide de la torche de nos téléphones portables, nous entrevoyons plus profondément du papier. Nora va chercher des aiguilles à tricoter et nous reprenons notre travail. Avec beaucoup de patience, mais aussi d’excitation comme des enfants, nous parvenons à extirper deux enveloppes jaunies.

Les mains tremblantes, Nora les étale sur le sol et en palpe le contenu. Elle en choisit une et me la tend. Je l’ouvre. Deux mèches de cheveux liées par un petit cordon de chanvre : l’une, noire et frisée ; l’autre, blonde et bouclée. Avant même que j’ai le temps de froncer les sourcils, elle me tend la deuxième. Elle contient une photo presque effacée, deux filles debout, enlacées. L’une, la brune aux yeux noirs, une douzaine d’années. L’autre, la blonde aux yeux bleus, cinq ans environ. Je retourne la photo : Nora et Luce, 1967.

La petite fille blonde rencontrée presque chaque jour ici n’était autre que moi !!!

Je m’affaisse contre le mur. Je pleure. Nora me prend dans ses bras en me révélant que cette photo a été prise le jour de notre départ définitif d’Alger.

Aujourd’hui, c’est vendredi, jour de prière. Je suis dans l’avion Paris-Alger.

J’ai passé hier la suite de la soirée dans un flou total. Toute une famille est arrivée dans cet appartement où on m’a raconté que j’ai vécu. Une famille inconnue qui me connaît. Ils pleuraient, ils riaient, les femmes me serraient dans leurs bras. Trop émue, trop de monde, ivre sans avoir bu une goutte d’alcool, je n’ai posé aucune question. J’ai fini au petit matin, fracassée de fatigue et d’émotion, sur mon lit d’hôtel.

J’avais tellement de questions. Ce matin, juste avant de passer au contrôle de sécurité de l’aéroport, je n’en ai posé qu’une seule à Nora. M’avait-elle rencontrée par hasard à l’aéroport la semaine dernière, ou était-elle venue me chercher ? Sans hésiter, elle m’a répondu qu’il n’y a pas de hasard. Je ne suis pas certaine de comprendre cette réponse énigmatique.

Je suis dans l’avion Alger-Paris. Je rentre chez moi. Mais c’est où, chez moi ?

Ce soir, je vais chez mes parents. Ils ont des choses à me dire.

Publié dans Histoires étranges

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